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Espace Public
[François Cervantes, octobre 2016]

Cet édito, c’est le moment où je parle du théâtre, de cette passion qui s’est métamorphosée tant de fois, de ce que je traverse en travaillant.
Le théâtre, ça se fait en groupe, c’est différent de l’écriture ou de la peinture.
Et ça se fait dans le présent : on ne peut pas conserver un spectacle de théâtre comme un livre, un tableau, une photo, un film…
Le théâtre est éphémère et collectif.
Et en ce moment, partout dans le monde, les foules sont plus nombreuses, plus fréquentes, plus intenses.
Nous ressentons le besoin de nous rassembler pour nous sentir vivre les uns à côté des autres.
Et dans le même temps, la communauté des hommes est traversée par des violences inouïes.
On dirait que notre destin commun a volé en miettes. Nous sommes séparés les uns des autres, comme des éclats de verres sur le sol après que la vitre a explosé. Cette tourmente nous rappelle que ce que nous faisons est destiné à toutes les personnes qui vivent à la même époque que nous, toutes.
Il est utile, aujourd’hui, que le médecin parle de sa vision de la guérison, l’enseignant de sa vision de la transmission, l’architecte de ce que c’est pour lui qu’habiter…
La transmission n’est pas une affaire de spécialistes, elle se fait entre les générations, entre les vivants, les morts et les pas encore nés…
La transmission est un sujet essentiel, qui redessine nos rapports.
Nous nous transmettons bien plus que nous ne le pensions : par les mots, les attitudes, les odeurs, la voix, la peau, la pensée…
Devant cette symphonie de nos échanges continuels, nous découvrons que les autres nous atteignent profondément. Ils font partie de nous de façon constitutive, nous sommes peut-être des « êtres avec les autres » dans notre essence même.
Si c’est le cas, il faudra désapprendre ce que nous avions appris sur la solitude, la communication, le commerce des sentiments…
Notre solitude est profonde, nous y entendons des petites voix étranges. Si elle nous reste inconnue, c’est peut être parce que l’autre y est déjà, y a toujours été...

Nous avons besoin d’amour pour croire encore en une humanité possible, pour ressentir la force de la vie face à la pulsion de mort, à l’envie de tuer.
Nous avons besoin de communication profonde et bienveillante avec l’autre, pas seulement celui qui fait partie de notre vie intime, mais aussi l’inconnu que nous croisons dans la foule, dans le tout venant : dans les rues, sur les places, dans les bars, les bibliothèques, les bus, les métros, les cinémas, les théâtres…
Dans ces espaces publics, nous ne savons pas bien comment nous tenir, nous ne sommes pas complètement à l’aise : nous ne savons rien des autres, de leurs habitudes, leurs codes culturels…
Nous sommes obligés de réajuster, d’écouter, de comprendre, de poser des questions, de négocier…
Et ça ne sera jamais fini : l’espace public sera toujours traversé par un flot d’inconnus, il ne deviendra jamais un territoire personnel, il restera un espace ouvert, éprouvant.
Et c’est dans cet espace public que nous pouvons faire l’expérience de celui qui a un autre visage, une autre langue, d’autres pensées, c’est là où nous éprouvons cette peur et cet émerveillement des Indiens face aux Espagnols, des Hollandais face aux Balinais, du docteur face aux malades, de l’artiste face au public…
Quand nous croisons un inconnu, nous n’avons que quelques secondes pour entrer en contact : un regard, quelques mots, on se bouscule, on demande une cigarette, une direction, un secours, un numéro de téléphone…
Et puis, des fois, une conversation surgit, les mots poussent la porte et une confidence arrive, confidence anonyme faite à un autre humain.
C’est ce que j’aime à Marseille. Il y a beaucoup de jaillissements d’histoires. On dirait que les gens préfèrent parler à des inconnus plutôt qu’à leurs proches. Beaucoup de choses se jouent dans l’espace public : il est fréquenté, habité, travaillé. C’est une ville publique par excellence, une ville monde, comme Tanger, Barcelone, Tokyo, Montréal…
« N’importe qui, de n’importe quelle couleur, peut descendre d’un bateau et se fondre dans le flot des autres hommes. Marseille appartient à ceux qui l’habitent » (J.C. Izzo)

« Être ensemble » est une chose que nous devons repenser.
Le politique, quand il s’est intéressé à l’idée de communauté, a accouché de gouvernements totalitaires : il y a eu les catastrophes que l’on sait quand les régimes nazi et communistes ont décidé de fonder de force des communautés.
Nous ne pouvons pas abandonner cette question de la communauté humaine à cause de ce naufrage du politique, nous devons la repenser.
Depuis la montée du fascisme en Europe, des écrivains et des philosophes ont écrit sur ce « être les uns avec les autres ». Georges Bataille, dès 1936, parlait de « la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » (Jacques Derrida la nommait « amitié »), puis à sa suite Maurice Blanchot, Jean Luc Nancy…

L’art, particulièrement le théâtre, et les voyages dans des pays lointains que le théâtre m’a permis de connaître, m’ont aidé à repenser la communauté, non pas comme quelque chose à construire mais plutôt comme quelque chose qui est déjà là : le « nous » qui est déjà en nous. Au départ, dans mon essence la plus profonde, je suis avec les autres. Je ne suis pas moi tout seul, je suis moi avec mes semblables.
C’est sûrement une des raisons pour lesquelles je suis allé vers l’écriture et vers l’art du théâtre : aller à la recherche de cette communauté qui est à la fois en nous et hors de nous, qui est à révéler, à dire, à écrire, à expérimenter. Cette communauté qui est déjà en nous, c’est aussi une capacité d’extase : être hors de soi, être avec l’autre.

Cette communauté a un secret qui échappe au politique. Cette relation entre nous est aussi ancienne que l’existence, elle nous attend en quelque sorte.
On ne la produit pas mais on en fait l’expérience.
C’est une communauté ouverte, qui n’exclut pas et qui n’a pas d’identité.

Cette communauté reste un mystère que nous devons penser, raconter.
Elle montre l’importance de l’instant présent, et l’être comme un événement.

Cette communauté n’est pas perdue, elle n’a jamais été perdue, car elle est toujours à l’œuvre.
Le mythe grec de l’âge d’or (temps d’innocence, de justice, d’abondance et de bonheur) a profondément marqué l’occident, qui baigne dans la nostalgie d’un temps meilleur, alors qu’il reste tout à découvrir et à dire !
Aujourd’hui dans le monde, nous sentons le besoin de se rencontrer dans l’espace public, d’être ensemble.
La communauté de ceux qui n’ont pas de communauté, c’est nous tous, et c’est notre seul destin.

Le théâtre est un endroit public : des inconnus entrent dans un bâtiment (encore faut il que le prix soit abordable, qu’il soit facile d’y arriver, que le théâtre ne se déclare pas comme un haut lieu de la culture mais plutôt comme un lieu de rencontre des personnes et des pensées).

En entrant, ces inconnus n’ont rien à voir les uns avec les autres. Ils se trouvent réunis par une parole, des acteurs, une histoire, et ils ressortent avec le bonheur d’une humanité possible, peut-être âpre, complexe, mais possible.
L’acte poétique a la capacité de transformer un groupe de gens différents en communauté possible.
En sortant, ils n’ont pas perdu leur solitude, mais ils ont reconnu leurs liens avec d’autres solitudes.
Ils marchent dans la rue avant de rentrer chez eux, ils se sentent peut-être moins obligés de travestir leurs gestes, leurs pensées ou leurs apparences pour entrer en contact avec les autres, ils marchent dans la rue avec des inconnus, chargés d’histoires qu’ils ne connaissent pas, de peines et de joies qu’ils ne connaissent pas.
Le petit espace qui les entoure est chargé de mystères, ils se sentent appartenir au même instant, à la même soirée que tous ces inconnus, ce chinois sans Chine, ce sénégalais sans Sénégal, ce sage sans sagesse, ce citoyen sans papier, cet amoureux sans amour…
Tous les inconnus marchent dans la rue, et l’histoire qui les racontera n’est pas encore écrite.

Le théâtre, ça devrait être gratuit, comme les bibliothèques, les piscines, les squares avec leurs balancelles et leurs toboggans.
Le théâtre a une nécessité vitale, essentielle, d’être public, de s’adresser à tous, et d’être ouvert à tous.
Les objets poétiques devraient être en libre circulation, comme l’air et l’eau pour la communauté des hommes, pour l’éprouver, pour la découvrir, pour s’en sentir un élément nécessaire.
Nous avons besoin de ce fourmillement poétique pour construire un théâtre d’aujourd’hui avec de nouveaux récits partagés.

Face à Médée
Création les 19 et 20 Janvier au théâtre du Merlan, scène nationale, Marseille

Nous avançons vers cette terre que je n’avais jamais pénétrée avant : la tragédie.
Sans me l’expliquer, Médée représente pour moi la porte d’entrée dans le territoire du tragique, comme un drame inaugural, qui ouvre ce domaine mystérieux qu’est la tragédie.
Médée vient du lointain, un lointain à peine concevable, et pourtant il est au fond de moi, je le reconnais.
Médée une chamane, elle est dans une complicité magique avec la nature, elle sait préparer les plantes et soigner, pour elle âme et corps sont inséparables, elle forme avec son peuple un corps collectif, elle a la capacité de l’extase, et… elle pratique le sacrifice.
A travers la relation entre Jason et Médée se rencontrent deux visions du monde : une vision primitive et une vision moderne.
Médée, c’est une histoire d’amour, absolue, qui finit en infanticide, point aveugle, incompréhensible, impensable. A partir du moment où Médée est trahie, elle n’est plus humaine : une force de destruction déborde son corps et la pousse à terroriser l’humanité.
Médée nous montre combien nous sommes fragiles, habités par des forces qui peuvent à tout moment nous déchirer.

Je pense que l’on ne peut pas jouer Médée.
J’ai choisi d’adapter le texte : nous recevons un écho de cette tragédie à travers trois actrices qui nous en parlent, et nous voyons quelles sont les traces de ce personnage, de cette force, en elles.
Nous voyons que nous avons tous en nous une Médée.
Nous voyons notre capacité inouïe d’amour et de destruction.
Nous ne sommes pas que des êtres cultivés appartenant à un monde moderne, il y a au fond de nous un être primitif qui communique avec le pollen, les nuages, qui a la capacité d’extase et d’amour absolu, qui n’a pas peur de la mort.

Entrainées par cette figure incandescente, les actrices partent à la rencontre de Médée, elles traversent le territoire des larmes, sans s’y noyer, pour venir parler au public, qui est là, à quelques mètres, qui vit dans le même monde qu’elles.
Pouvons nous partager nos larmes ?
En Occident, les larmes sont signe d’impuissance et de fragilité.
Pourtant, éclater en sanglots devant l’autre, c’est une façon de s’ouvrir à lui, et les larmes partagées mènent parfois à l’action, à la révolte.

Le rouge éternel des coquelicots
Création automne 2017, Théâtre du Merlan, Scène Nationale, Marseille

Après la création de « L’épopée du grand Nord », qui a réuni au plateau quarante personnes, artistes et habitants des quartiers Nord de Marseille, les liens se sont prolongés de façon inattendue.
Il y a plus d’un an que les représentations ont eu lieu, et les participants à ce spectacle se revoient, vont au théâtre ensemble, s’entraident…
Quand des mondes que tout sépare entrent en contact, cela produit une énergie exceptionnelle.

Avec Francesca Poloniato et l’équipe du théâtre du Merlan, nous avons décidé de poursuivre cette aventure.
« Le rouge éternel des coquelicots » est la suite exacte de la première partie qui se termine dans le théâtre où l’on retrouve un jeune homme pendu.
Dans la seconde partie, à l’enterrement, au milieu des fleurs, une femme prend la parole.

J’ai envie de m’appuyer sur le témoignage d’une femme, fille de parents Kabyles arrivés en France au début de la construction des quartiers Nord dans les années cinquante.
La beauté et la clarté de sa parole avaient été importantes pour la construction de "L’épopée du grand Nord".

Anton, Claire et eux
Création 6, 7 et 8 avril 2017 avec les étudiants du CNSAD, Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique

Lorsque je suis venu la première année au CNSAD pour observer le travail de la promotion 2017 que j’allais suivre pendant 3 années (2014 - 2017) pour écrire un texte et le mettre en scène, j’ai eu une longue conversation avec Claire Lasne-Darcueil, directrice du Conservatoire, sur son amour pour Anton Tchekov, sur la façon dont cet homme a accompagné son chemin d’actrice, de metteuse en scène, de directrice de troupe, de Centre Dramatique National et maintenant d’école de théâtre.
J’ai ensuite dit aux étudiants que je souhaitais partir d’eux pour écrire ce texte. Eux avaient envie d’une épopée, avec des personnages hors du commun !
Après quelques jours, ils ont vu que le travail sur leur mémoire, leur arbre généalogique, débouchait très vite sur une dimension épique…
Ils devenaient passeurs d’une histoire, ils se sentaient être l’avenir de leur passé, et ils sentaient que notre vie est une histoire que nous devons inventer, et raconter. Ces jeunes gens, qui sont entrés dans une des écoles de théâtre les plus prestigieuses, me disent qu’ils n’ont jamais eu la sensation de côtoyer la mort d’aussi près (ils étaient à Paris lorsque les attentats ont eu lieu). Ils se posent des questions sur le rôle de l’art dans le monde d’aujourd’hui. Ils ont parfois l’impression que ce monde leur dit qu’il y a des choses graves dont nous devons nous occuper de façon urgente avant de nous soucier d’art. Pourtant, une voix intérieure leur dit que l’art n’a jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui.
Ils ressentent le besoin d’être emportés dans des projets qui ont du sens, une dimension collective, des contacts plus forts avec le public…
Ils ressentent la puissance du métissage qui les entoure, ils parlent le français, l’espagnol, l’anglais, l’arabe, l’allemand, l’italien, l’arménien, le portugais, le libanais...

Ils ne veulent pas que ce monde leur vole leur joie, leur jeunesse, la nécessité de l’art dans leurs vies, leur besoin d’amitié, d’amour, de camaraderie, d’intelligence collective. Ils se sentent le désir d’inventer un théâtre de leur époque et de le partager.
Paris, CNSAD – les 6,7, 8 avril 2017
Avignon, Festival d’Avignon Juillet 2017