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La distance qui nous sépare
[François Cervantes, septembre 2011]

C’est le début du mois d’août, je viens de me rendre compte que depuis huit mois, quelqu’un se sert de mes numéros de carte bancaire pour faire à mon insu des prélèvements frauduleux, et je dois aller déposer une plainte.
Vers quinze heures, j’entre dans le commissariat du 3ème arrondissement de Marseille, à la Belle de Mai . Deux anges, elle jeune, belle, attentive, et lui d’âge mûr, gros, impassible, nous accueillent, sans jamais couper la parole ou élever le ton. Ils reçoivent un torrent de drames, comme tous les jours, la vie dense, charnelle et affreuse, les larmes et les coups.
Un homme arrive le téléphone à la main, il tremble, il le tend à la jeune fille : parlez-lui, je suis marié, j’ai cinq enfants, j’ai tout perdu. L’homme vient l’aider : venez dans le bureau, calmez-vous, vous l’avez frappée ? Elle dit que vous l’avez frappée. Elle m’a giflé, j’ai voulu lui donner un coup de pied, mais quelqu’un est intervenu, faîtes quelque chose avant qu’il n’arrive malheur, je ne peux plus rentrer chez moi, elle est allée menacer ma mère chez elle, c’est une femme âgée ! Il sort comme une balle perdue.
La femme du téléphone arrive, avec un bébé dans une poussette et un garçon de sept ans. Il a voulu vendre mes bijoux, c’est pour ça que je suis allée voir sa mère. On a regardé, oui, il y a déjà pas mal de choses sur lui, vous êtes avec lui depuis combien de temps ? Huit mois, et ça va ? Attendez ici.
Elle s’installe et parle à son voisin, doux et calme. Qu’est-ce qu’il croit, il veut porter plainte ? C’est moi qui vais porter plainte ! L’homme écoute et ne dit presque rien.
C’est son tour, il se lève. Je veux déposer plainte pour harcèlement. Je ne vais pas parler devant tout le monde. Venez… Il ressort en criant. Je ne suis pas d’accord, je vais aller au central ! Cela ne servira à rien, Monsieur, il n’y a aucun élément pour porter plainte.
Deux adolescents veulent récupérer leur scooter. Elle leur demande d’aller faire une nouvelle plaque d’immatriculation. Je ne trouve pas la patrouille qui a mis le véhicule à la fourrière, revenez demain matin, oui, je serai là, je commence à cinq heures.
Une femme, accompagnée d’un jeune garçon, attend, debout, figée : deux jeunes gens ont ouvert la portière et volé mon portefeuille, mes papiers, les clefs de chez moi. Elle pleure, son fils répond aux questions qu’elle n’entend plus. La jeune femme donne le signalement aux patrouilles.
Une femme entre, une contravention à la main. Je suis infirmière, je me suis garée en vrac pour aller soigner quelqu’un en urgence, j’ai ma vignette sur le pare-brise, mais je n’ai pas mis de mot. Je suis d’accord avec vous, je vais retrouver la patrouille qui vous la mise, attendez.
Une belle femme ronde entre lentement, vissée à un grand garçon : il est revenu, il était chez un ami, je voudrais retirer le signalement de disparition que j’ai fait hier. Non, je n’ai pas le papier. Il ne me dit pas où il va, c’est la misère, et son grand frère c’est pire. Attendez, on va chercher le papier, sinon ils vont continuer les recherches, et il aura des ennuis. À quinze ans, tu trouves ça normal ? Il sourit, mais ne quitte pas sa mère d’un pas.
Une dame d’âge mûr parle à voix basse avec un accent sud américain. La jeune femme téléphone à son foyer d’accueil : jusqu’à samedi, ça irait, merci, pour qu’elle puisse se retourner, vous savez comment ça se passe, elle n’a personne, ce soir elle va se retrouver dans la rue. Vous avez jusqu’à samedi pour trouver une solution. La femme prend la tête dans ses mains et s’en va.
Un homme. Au moment de signer le constat, ils ont dit non, ils l’ont déchiré, ils m’ont frappé et ils se sont sauvés. Oui, je saurais les reconnaître.
Je ressors du commissariat quand le soir descend sur Marseille, je vais à la Friche par des petites rues où les enfants jouent. Les adultes se pressent, sacs de courses à la main : c’est un des premiers soirs du ramadan.
Les fenêtres s’allument, les cris et les rires sortent des maisons, des amis se parlent, entre la fin de la journée et la nuit personnelle.
Qui, de toutes ces personnes rencontrées aujourd’hui, irait dans un théâtre ?

Une saison s’achève, une saison commence : avec le répertoire, il n’y a pas vraiment de séparation, on ne sait pas quand les choses finissent et quand elles commencent.
Le monde change, ça se voit dans la rue, dans les journaux, ça se voit aussi sur les plateaux de théâtre
L’air est saturé d’électricité.
Un homme se donne le feu, et embrase un pays.
Une femme se fait expulser de chez elle, descend planter une tente dans la rue, et des milliers de personnes la rejoignent.

Les réseaux internet tournent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Plus de frontière entre l’intime et le public, des courts-circuits entre les deux, nous sommes mitraillés par des images fortes dans la rue, dans les espaces publics beaucoup de cris, des gens qui parlent seuls, avec ou sans téléphone, des gens qui s’embrassent, qui se frappent, qui se hurlent dessus ou qui ne se parlent plus, des gens proches qui se détestent et des étrangers qui tombent amoureux, des mouvements de solidarité et des échanges commerciaux.
Selon les secondes, nous sommes dans le chaos ou le poème, parfois les deux en même temps, dans le même geste.
Le monde extérieur est dur, les couches de protection sont plus fines.
C’est une circulation étourdissante, un enchaînement inouï d’évènements, tout est en train d’exploser. J’ai l’impression que je vois de moins en moins de gens qui se parlent, je suis peut-être fatigué, mais je vois de moins en moins de gens face à face qui se parlent et qui s’écoutent, pas pour demander, vendre, régler des comptes, séduire ou donner des ordres, non, qui échangent des paroles. C’est devenu rare : accepter le temps qu’il faut pour formuler des mots simples qui soient un tant soit peu en accord avec nos sensations.
Peut-être même que s’est répandue l’idée que c’est vain, de se parler, d’essayer de formuler ses sensations, que ça ne sert à rien parce que le monde nous dépasse.
Nous sommes sur les nerfs, demain encore le monde aura changé.
Non, ce n’est pas vrai, il y a de plus en plus de gens qui se parlent, qui se confient, qui se racontent, c’est comme un fleuve sans fin, partout, dans les voitures, sur les trottoirs, sur les échafaudages, dans les cafés, les gens se parlent, se parlent, se parlent, se parlent, ils en ont besoin, ils parlent vite, et ils écoutent, et ils essayent de se comprendre.
Ils sont devenus tellement loin les uns des autres qu’ils ont de la distance à parcourir en parlant, ils se sont éloignés les uns des autres parce qu’ils sont tous métisses, ils ont tous des histoires différentes, des généalogies différentes, des sensations différentes devant les évènements, devant les relations amoureuses, les relations professionnelles, ils cherchent des amis, des relations hors cadre, qui ne soient pas bridées ou convenues, ils ont besoin de parler à quelqu’un, ce n’est jamais assez, c’est un bruissement continu sur la planète : se parler, faire connaissance avec un autre,s’approcher de sa vie…
Ils vont au cinéma et ils lisent des livres, oui, mais surtout ils ont envie de parler, d’être connectés avec une autre vie, parce que sans ça la pensée s’arrête.

« L’inconvénient avec les livres, c’est qu’ils ne répondentpas aux questions qu’on leur pose » Emmanuel Levinas

Savoir ce que vit l’autre, ce qu’il ressent, ne jamais interrompre cette conversation, les mots sont là, trop longtemps contenus, ça déborde, c’est une traînée de poudre, les paroles ont besoin de sortir des cadres, parler sans peur, sans arrière pensée, se sentir lié à quelqu’un, voir naître la pensée de cet échange.
Parler à n’importe qui pour ne pas s’arrêter de penser.

En chacun de nous il y a deux personnes : celui qui a besoin de parler, et celui qui a peur de se faire avoir. Ces deux forces contraires tirent de plus en plus et elles font mal.
On se dit qu’on ne parlera plus, qu’on se protégera.
Quelques minutes plus tard, on se dit que tant pis, advienne que pourra, on ne peut pas mettre un mur entre nous et le monde, se couper du hasard des rencontres.
On voudrait que ça cesse ce commerce de tout, qui nous interdit de devenir humains.

La parole n’est pas une marchandise, on ne la perd pas quand on la donne.

Nous sommes tous schizophrènes, nous nous méfions de tout, et nous pourrions aimer tout.

L’acteur restaure l’espace de la parole qui circule dans le silence, l’acteur écoute le public dans la salle, il écoute aussi le public quand il est dans les rues, dans les cafés, dans les maisons, il écoute aussi les paroles qui naissent dans la nuit, les poèmes qui tentent de faire naître une autre parole, que l’homme parle à l’homme pour devenir homme.