Faire corps
[François Cervantes, septembre 2010]
C’était à 1 heure du matin, sur la place du Châtelet, en sortant d’un spectacle. Le métro était fermé, et il y avait une longue file d’attente à la station de taxis. C’était en hiver, il faisait très froid, les gens se regardaient pour se donner du courage…
Il y avait deux femmes, deux amies, qui ne voyaient rien autour d’elles. L’une des deux, grande, belle, n’arrêtait pas de parler de lieux très éloignés : elle devait travailler dans une agence de voyages
Je l’observais, je me disais qu’elle n’était pas présente. Quelque chose d’elle s’échappait aux quatre coins du monde, et la fragilisait…
Et au moment où je pensais cela, elle s’est évanouie…
Quelqu’un a couru chercher un morceau de sucre et un verre d’eau dans un café, et elles ont disparu dans le premier taxi venu
En me souvenant de ce moment à Paris, il y a presque vingt ans, je mesure à quel point le monde a changé
Maintenant j’ai l’impression que ces quatre coins du monde, ils sont là, ils se croisent, se découvrent, se cognent les uns contre les autres
Je regarde passer les gens dans la rue : à travers les dégaines, les démarches, les visages, je devine des places de marché, des villages oubliés, des guerres, des déserts, des tours en métal et en verre, des rizières…
Quand une personne est présente, elle ouvre en elle des portes qui débouchent sur d’autres mondes, et je ressens son univers
Elle marche, là, devant moi, elle me fait sentir le passé qui vit dans le présent, le lointain qui est là, dans son corps
Elle m’offre une vision du monde intérieur comme un labyrinthe illimité…
Plus elle est présente, plus elle aussi ailleurs
La présence est un mystère
La mémoire de notre corps vibre au contact de l’espace, des visages, des voix…
Tout ce qui nous touche réveille ce qui était déjà en nous, et nous révèle à nous-mêmes
La personne présente captive mon regard, son corps parle directement au mien. Je ne sais pas ce qu’ils se disent, c’est au-delà des mots, c’est de la sensation pure
Quand deux personnes se rencontrent, ce sont deux mondes qui se rencontrent
Quand un acteur entre sur un plateau de théâtre, ce que je vois en premier, c’est sa présence singulière
Les mots qu’il dit, les gestes qu’il fait, nos regards sur lui, ne le font pas s’évanouir, il continue à se souvenir de lui même
Il nous ouvre son monde intérieur et il nous y invite : c’est là que commence le spectacle
Dans un roman, il n’y a que des mots
Sur une toile, il n’y a que des pâtes de couleur
Mais sur la scène du théâtre, il y a des corps
Quelle est la place d’un corps dans une œuvre d’art ?
Un acteur questionne les relations entre l’art et la vie, comme le cheval magique de Han Gan
Han Gan est un enfant très doué pour le dessin. Il ne dessine que les chevaux, il veut qu’ils aient l’air vivants…
L’empereur entend parler de lui et l’invite dans son palais. Il lui demande pourquoi il dessine toujours ses chevaux attachés, et Han Gan lui répond que c’est pour qu’ils ne se sauvent pas…
Un soir, un guerrier tape à sa porte : il va livrer une grande bataille et il a besoin d’un cheval exceptionnel… Han Gan dessine toute la nuit… Il n’y arrive pas, il est furieux… Et quand il jette son dessin au feu, un cheval formidable jaillit des flammes !
Le guerrier gagne toutes les batailles, mais le cheval magique en a assez de voir couler le sang et mourir les soldats. Il se sauve, revient chez Han Gan, et rentre dans le tableau…
Une œuvre de théâtre disparaît à la fin de la représentation.
Celui qui a été bouleversé par les tableaux de Van Gogh peut les revoir aux quatre coins du monde, mais celui qui a été bouleversé par Madeleine Renaud dans Savannah Bay ne peut la retrouver que dans sa mémoire
L’art n’est pas un idéal de beauté pour nous échapper de notre corps, c’est une surincarnation
Nos malheurs ne viennent pas de ce que nous sommes dans un corps, condamnés à mort, mais plutôt que nous n’y sommes pas assez : nous ne sommes pas incarnés dans les détails
Quand la présence d’un acteur atteint un certain degré d’intensité, j’ai l’impression d’être face à un secret, en pleine lumière
La fiction éclaire son corps, comme si la lumière venait de l’intérieur, on voit apparaître des replis secrets de l’être humain
L’acteur ne s’échappe pas vers la fiction, c’est la fiction qui vient vers lui, qui lui donne davantage de densité
L’instant que nous partageons devient incandescent
Nous nous sentons plus proches les uns des autres, nous qui ne sommes ni une famille, ni un clan, ni un club, ni une caste, mais des étrangers…
Nous aspirons à une présence sans code, qui traverse les cultures, une présence universelle, de l’ordre de la sensation
Quelle est l’importance de l’émotion dans une œuvre d’art ?
Quand un enfant arrive pour la première fois à faire un salto arrière, c’est une figure toute neuve, même si le salto est une figure ancienne
Le monde redevient nouveau en passant par nos sensations
Quand un spectateur vibre pour la première fois en entendant un vers de Racine, c’est une écriture contemporaine
L’écriture se fait à l’intérieur de celui qui aime
Les mots, noir sur blanc, ne sont que les traces de l’animal
Les mots de Racine ne sont pas là pour nous faire repartir plusieurs siècles en arrière. Quand ils sont à nouveau portés par une voix, lancés dans l’espace et reçus par un être qui vibre, la vraie écriture se fait à l’intérieur de lui
Nous sommes assis dans le noir, comme pour une opération chirurgicale
Nous pouvons tout devenir : un roi, un mort, un brin d’herbe, un cheval, une vague, un rocher, une goutte… Des vies longues, des vies courtes… L’acteur nous les fait concevoir
Nous sommes tout cela, nous sommes tout ce que nous percevons
Nous ne sommes pas séparés du monde, comme nous ne sommes pas séparés de nos bras, de nos doigts… Nous faisons corps
C’est faux de dire : j’ai deux mains, j’ai une idée, j’ai un ami…
J’ai une voiture, j’ai une casquette…Oui
Les marchandises, on les achète et on les vend, on en fait ce qu’on veut
L’article 44 du Code Noir déclare que « les esclaves sont des meubles », ils peuvent être achetés, vendus, donnés
Pour faire du commerce, il faut se séparer
Pour vendre un organe, il ne faut plus faire corps avec.
Les animistes, qui faisaient corps avec tout ce qui les entourait, n’avaient pas accès à l’idée de trafic…Il a fallu qu’ils se séparent pour faire de l’import export…
Et l’on sent si peu ce qui nous manque…
Le théâtre, lui, il cherche à faire corps : entre la pensée et la langue, l’acteur et le spectateur…
L’acteur nous donne une connaissance du monde, d’un seul coup, une connaissance sans intelligence, une connaissance amoureuse…
Nous ne sommes pas séparés du monde, et l’art n’est pas séparé de la vie
Je regarde les gens marcher dans la rue
Dans ce millénaire qui commence, nous vivons un métissage jamais connu dans l’histoire… La réalité dépasse de loin la fiction
La vie a de l’imagination
L’homme continue d’explorer tous les possibles qui s’ouvrent devant lui, y compris les horreurs…
Nous sommes très nombreux maintenant sur terre
Toute l’histoire est là, dans nos corps, sur nos visages
Comment raconter ce qui est en train d’arriver, là, sous mes yeux ?
C’est dans cette relation vivante à l’autre que j’apprends qui je suis
L’autre est au plus intime de moi-même
Il est aussi le plus lointain, plus que la montagne ou le chien, le nuage ou le blé
Pour m’approcher de lui, je dois m’approcher de moi
Il y a du « jeu » entre nous : jamais séparés mais jamais réunis
Ce petit espace de jeu entre moi et l’autre, inclut le monde entier…Je n’en finis jamais de l’éprouver, de le comprendre, de l’inventer
Quand je suis sur une place, à une terrasse de café, je ressens plus fortement les pensées des autres, j’ai la sensation que nous devenons poreux les uns aux autres, c’est comme un changement de nature profonde du monde, comme un changement de densité de l’air, comme si l’homme allait devenir différent dans ce monde qui vient…
Je n’arrive plus aussi facilement à reconnaître les pensées qui me sont adressées, et celles qui, dans la tourmente, se sont trompées de tête…
J’ai le sentiment que ce « tri » des pensées doit se faire dans l’échange amical et bienveillant avec les autres
C’est comme ça que le mot « local » est devenu important pour moi, de façon plus organique que politique
Le mot « voisin » a acquis un magnétisme, comme autrefois les horizons lointains et les terres inconnues
Cette mutation souterraine du monde prend de l’ampleur, renverse ce qui avait l’air solide, et préserve de petites choses qui semblaient si fragiles…
Le monde, à force d’avoir été exploré, fouillé, transformé par les hommes, change de densité, conduit autrement la lumière et les sentiments…
L’homme, à force de rencontres insolites, de métissages, de migrations, d’exodes, de guerres, d’horreurs, de découvertes, de passions, d’aspiration à l’universel, habite autrement la planète
Aujourd’hui, quand deux personnes se rencontrent à une terrasse de café, elles sont coupées de leur contexte, elles ne peuvent pas raconter tout ce qui les a entraînées jusque là, elles ont envie de prendre un verre ensemble, de goûter le présent. Notre histoire est dans notre corps, elle nous constitue. Quand nous marchons dans la rue, c’est toute notre mémoire qui marche
Comment raconter ce monde ?
Nous aurions besoin d’une nouvelle vision du corps, lieu de passage entre l’ancien et le nouveau
C’est cela qu’apporte l’acteur : un peuple intérieur, de plusieurs époques, plusieurs cultures…
L’acteur nous fait sentir que le léger peut soulever le lourd, que les relations dans le présent sont essentielles
Il créée avec nous des relations hors famille, hors tribu
La relation n’est ni un procès, ni un contrat, ni une bataille…C’est une histoire que l’on invente
J’imagine l’autre et j’accepte qu’il m’imagine en retour
L’espace de l’imaginaire, c’est l’espace de la relation…
Pourtant, on fait tout pour séparer réel et imaginaire, comme deux chiens qui se battraient si on les laissait faire
Il y a quelques mois, un chercheur a découvert des êtres multicellulaires vieux de plus de 2 milliards d’années, ce qui bouleverse les connaissances acquises et réécrit l’histoire de la vie de façon radicale. Tous les grands spécialistes, qui enseignent à l’université que ce genre de vie complexe ne peut pas être plus ancien que 670 millions d’années, ne veulent pas croire à cette découverte…
Ce chercheur dit que le plus difficile, c’est de se débarrasser de ce qu’on nous a appris : c’est ce qui nous barre le chemin et nous empêche de voir
Pour ouvrir cet espace de dialogue entre réel et imaginaire, il faut abandonner les rapports de force, accepter que l’autre ne soit pas qu’une opportunité ou un empêchement à la réalisation de mes propres désirs, avoir envie d’un destin commun…S’il n’y a pas de bienveillance, l’imaginaire se sclérose et meurt
Pour jouer, il faut être en confiance…
La première chose qui s’arrête en cas de danger, c’est le jeu : on est trop tendu, on fait face, on ne laisse plus de place à l’imagination, on reste sur ses gardes pour ne pas se faire avoir…
Quand l’imaginaire n’a plus de place dans la vie, il s’en va dans les tableaux, les musiques, les poèmes, comme le cheval de Han Gan… Et là, il attend que la confiance revienne pour retourner dans la vie
L’acteur, il crée ce cercle de confiance avec des inconnus, pour que tout le monde joue. Il sonde l’inconscient collectif, pour voir s’il reste une confiance possible, il sait comment la créer encore, il détient ce secret…
Le moment de théâtre, le moment de jeu, c’est un moment de trêve, un moment d’un autre ordre, une césure dans l’ordre social, un instant arraché au temps
C’était à 1 heure du matin, sur la place du Châtelet, en sortant d’un spectacle. Le métro était fermé, et il y avait une longue file d’attente à la station de taxis. C’était en hiver, il faisait très froid, les gens se regardaient pour se donner du courage…
Il y avait deux femmes, deux amies, qui ne voyaient rien autour d’elles. L’une des deux, grande, belle, n’arrêtait pas de parler de lieux très éloignés : elle devait travailler dans une agence de voyages
Je l’observais, je me disais qu’elle n’était pas présente. Quelque chose d’elle s’échappait aux quatre coins du monde, et la fragilisait…
Et au moment où je pensais cela, elle s’est évanouie…
Quelqu’un a couru chercher un morceau de sucre et un verre d’eau dans un café, et elles ont disparu dans le premier taxi venu
En me souvenant de ce moment à Paris, il y a presque vingt ans, je mesure à quel point le monde a changé
Maintenant j’ai l’impression que ces quatre coins du monde, ils sont là, ils se croisent, se découvrent, se cognent les uns contre les autres
Je regarde passer les gens dans la rue : à travers les dégaines, les démarches, les visages, je devine des places de marché, des villages oubliés, des guerres, des déserts, des tours en métal et en verre, des rizières…
Quand une personne est présente, elle ouvre en elle des portes qui débouchent sur d’autres mondes, et je ressens son univers
Elle marche, là, devant moi, elle me fait sentir le passé qui vit dans le présent, le lointain qui est là, dans son corps
Elle m’offre une vision du monde intérieur comme un labyrinthe illimité…
Plus elle est présente, plus elle aussi ailleurs
La présence est un mystère
La mémoire de notre corps vibre au contact de l’espace, des visages, des voix…
Tout ce qui nous touche réveille ce qui était déjà en nous, et nous révèle à nous-mêmes
La personne présente captive mon regard, son corps parle directement au mien. Je ne sais pas ce qu’ils se disent, c’est au-delà des mots, c’est de la sensation pure
Quand deux personnes se rencontrent, ce sont deux mondes qui se rencontrent
Quand un acteur entre sur un plateau de théâtre, ce que je vois en premier, c’est sa présence singulière
Les mots qu’il dit, les gestes qu’il fait, nos regards sur lui, ne le font pas s’évanouir, il continue à se souvenir de lui même
Il nous ouvre son monde intérieur et il nous y invite : c’est là que commence le spectacle
Dans un roman, il n’y a que des mots
Sur une toile, il n’y a que des pâtes de couleur
Mais sur la scène du théâtre, il y a des corps
Quelle est la place d’un corps dans une œuvre d’art ?
Un acteur questionne les relations entre l’art et la vie, comme le cheval magique de Han Gan
Han Gan est un enfant très doué pour le dessin. Il ne dessine que les chevaux, il veut qu’ils aient l’air vivants…
L’empereur entend parler de lui et l’invite dans son palais. Il lui demande pourquoi il dessine toujours ses chevaux attachés, et Han Gan lui répond que c’est pour qu’ils ne se sauvent pas…
Un soir, un guerrier tape à sa porte : il va livrer une grande bataille et il a besoin d’un cheval exceptionnel… Han Gan dessine toute la nuit… Il n’y arrive pas, il est furieux… Et quand il jette son dessin au feu, un cheval formidable jaillit des flammes !
Le guerrier gagne toutes les batailles, mais le cheval magique en a assez de voir couler le sang et mourir les soldats. Il se sauve, revient chez Han Gan, et rentre dans le tableau…
Une œuvre de théâtre disparaît à la fin de la représentation.
Celui qui a été bouleversé par les tableaux de Van Gogh peut les revoir aux quatre coins du monde, mais celui qui a été bouleversé par Madeleine Renaud dans Savannah Bay ne peut la retrouver que dans sa mémoire
L’art n’est pas un idéal de beauté pour nous échapper de notre corps, c’est une surincarnation
Nos malheurs ne viennent pas de ce que nous sommes dans un corps, condamnés à mort, mais plutôt que nous n’y sommes pas assez : nous ne sommes pas incarnés dans les détails
Quand la présence d’un acteur atteint un certain degré d’intensité, j’ai l’impression d’être face à un secret, en pleine lumière
La fiction éclaire son corps, comme si la lumière venait de l’intérieur, on voit apparaître des replis secrets de l’être humain
L’acteur ne s’échappe pas vers la fiction, c’est la fiction qui vient vers lui, qui lui donne davantage de densité
L’instant que nous partageons devient incandescent
Nous nous sentons plus proches les uns des autres, nous qui ne sommes ni une famille, ni un clan, ni un club, ni une caste, mais des étrangers…
Nous aspirons à une présence sans code, qui traverse les cultures, une présence universelle, de l’ordre de la sensation
Quelle est l’importance de l’émotion dans une œuvre d’art ?
Quand un enfant arrive pour la première fois à faire un salto arrière, c’est une figure toute neuve, même si le salto est une figure ancienne
Le monde redevient nouveau en passant par nos sensations
Quand un spectateur vibre pour la première fois en entendant un vers de Racine, c’est une écriture contemporaine
L’écriture se fait à l’intérieur de celui qui aime
Les mots, noir sur blanc, ne sont que les traces de l’animal
Les mots de Racine ne sont pas là pour nous faire repartir plusieurs siècles en arrière. Quand ils sont à nouveau portés par une voix, lancés dans l’espace et reçus par un être qui vibre, la vraie écriture se fait à l’intérieur de lui
Nous sommes assis dans le noir, comme pour une opération chirurgicale
Nous pouvons tout devenir : un roi, un mort, un brin d’herbe, un cheval, une vague, un rocher, une goutte… Des vies longues, des vies courtes… L’acteur nous les fait concevoir
Nous sommes tout cela, nous sommes tout ce que nous percevons
Nous ne sommes pas séparés du monde, comme nous ne sommes pas séparés de nos bras, de nos doigts… Nous faisons corps
C’est faux de dire : j’ai deux mains, j’ai une idée, j’ai un ami…
J’ai une voiture, j’ai une casquette…Oui
Les marchandises, on les achète et on les vend, on en fait ce qu’on veut
L’article 44 du Code Noir déclare que « les esclaves sont des meubles », ils peuvent être achetés, vendus, donnés
Pour faire du commerce, il faut se séparer
Pour vendre un organe, il ne faut plus faire corps avec.
Les animistes, qui faisaient corps avec tout ce qui les entourait, n’avaient pas accès à l’idée de trafic…Il a fallu qu’ils se séparent pour faire de l’import export…
Et l’on sent si peu ce qui nous manque…
Le théâtre, lui, il cherche à faire corps : entre la pensée et la langue, l’acteur et le spectateur…
L’acteur nous donne une connaissance du monde, d’un seul coup, une connaissance sans intelligence, une connaissance amoureuse…
Nous ne sommes pas séparés du monde, et l’art n’est pas séparé de la vie
Je regarde les gens marcher dans la rue
Dans ce millénaire qui commence, nous vivons un métissage jamais connu dans l’histoire… La réalité dépasse de loin la fiction
La vie a de l’imagination
L’homme continue d’explorer tous les possibles qui s’ouvrent devant lui, y compris les horreurs…
Nous sommes très nombreux maintenant sur terre
Toute l’histoire est là, dans nos corps, sur nos visages
Comment raconter ce qui est en train d’arriver, là, sous mes yeux ?
C’est dans cette relation vivante à l’autre que j’apprends qui je suis
L’autre est au plus intime de moi-même
Il est aussi le plus lointain, plus que la montagne ou le chien, le nuage ou le blé
Pour m’approcher de lui, je dois m’approcher de moi
Il y a du « jeu » entre nous : jamais séparés mais jamais réunis
Ce petit espace de jeu entre moi et l’autre, inclut le monde entier…Je n’en finis jamais de l’éprouver, de le comprendre, de l’inventer
Quand je suis sur une place, à une terrasse de café, je ressens plus fortement les pensées des autres, j’ai la sensation que nous devenons poreux les uns aux autres, c’est comme un changement de nature profonde du monde, comme un changement de densité de l’air, comme si l’homme allait devenir différent dans ce monde qui vient…
Je n’arrive plus aussi facilement à reconnaître les pensées qui me sont adressées, et celles qui, dans la tourmente, se sont trompées de tête…
J’ai le sentiment que ce « tri » des pensées doit se faire dans l’échange amical et bienveillant avec les autres
C’est comme ça que le mot « local » est devenu important pour moi, de façon plus organique que politique
Le mot « voisin » a acquis un magnétisme, comme autrefois les horizons lointains et les terres inconnues
Cette mutation souterraine du monde prend de l’ampleur, renverse ce qui avait l’air solide, et préserve de petites choses qui semblaient si fragiles…
Le monde, à force d’avoir été exploré, fouillé, transformé par les hommes, change de densité, conduit autrement la lumière et les sentiments…
L’homme, à force de rencontres insolites, de métissages, de migrations, d’exodes, de guerres, d’horreurs, de découvertes, de passions, d’aspiration à l’universel, habite autrement la planète
Aujourd’hui, quand deux personnes se rencontrent à une terrasse de café, elles sont coupées de leur contexte, elles ne peuvent pas raconter tout ce qui les a entraînées jusque là, elles ont envie de prendre un verre ensemble, de goûter le présent. Notre histoire est dans notre corps, elle nous constitue. Quand nous marchons dans la rue, c’est toute notre mémoire qui marche
Comment raconter ce monde ?
Nous aurions besoin d’une nouvelle vision du corps, lieu de passage entre l’ancien et le nouveau
C’est cela qu’apporte l’acteur : un peuple intérieur, de plusieurs époques, plusieurs cultures…
L’acteur nous fait sentir que le léger peut soulever le lourd, que les relations dans le présent sont essentielles
Il créée avec nous des relations hors famille, hors tribu
La relation n’est ni un procès, ni un contrat, ni une bataille…C’est une histoire que l’on invente
J’imagine l’autre et j’accepte qu’il m’imagine en retour
L’espace de l’imaginaire, c’est l’espace de la relation…
Pourtant, on fait tout pour séparer réel et imaginaire, comme deux chiens qui se battraient si on les laissait faire
Il y a quelques mois, un chercheur a découvert des êtres multicellulaires vieux de plus de 2 milliards d’années, ce qui bouleverse les connaissances acquises et réécrit l’histoire de la vie de façon radicale. Tous les grands spécialistes, qui enseignent à l’université que ce genre de vie complexe ne peut pas être plus ancien que 670 millions d’années, ne veulent pas croire à cette découverte…
Ce chercheur dit que le plus difficile, c’est de se débarrasser de ce qu’on nous a appris : c’est ce qui nous barre le chemin et nous empêche de voir
Pour ouvrir cet espace de dialogue entre réel et imaginaire, il faut abandonner les rapports de force, accepter que l’autre ne soit pas qu’une opportunité ou un empêchement à la réalisation de mes propres désirs, avoir envie d’un destin commun…S’il n’y a pas de bienveillance, l’imaginaire se sclérose et meurt
Pour jouer, il faut être en confiance…
La première chose qui s’arrête en cas de danger, c’est le jeu : on est trop tendu, on fait face, on ne laisse plus de place à l’imagination, on reste sur ses gardes pour ne pas se faire avoir…
Quand l’imaginaire n’a plus de place dans la vie, il s’en va dans les tableaux, les musiques, les poèmes, comme le cheval de Han Gan… Et là, il attend que la confiance revienne pour retourner dans la vie
L’acteur, il crée ce cercle de confiance avec des inconnus, pour que tout le monde joue. Il sonde l’inconscient collectif, pour voir s’il reste une confiance possible, il sait comment la créer encore, il détient ce secret…
Le moment de théâtre, le moment de jeu, c’est un moment de trêve, un moment d’un autre ordre, une césure dans l’ordre social, un instant arraché au temps