L’art et la vie
[François Cervantes, octobre 2013]
En 1987, quand on lui passe commande pour une fresque sur les quais d’Orsay, Henri Cuecco va voir l’endroit où prendra place son oeuvre. Il ramasse des petits cailloux au pied du mur, et les emporte dans son atelier en Corrèze pour les peindre.
A cette époque, il ressent un besoin vital de s’enraciner en Corrèze, dans cette région où il est arrivé avec ses parents, immigrés espagnols : lui et son père allaient dans la rue peindre d’après motif, aux heures ouvrables pour ne pas se démarquer des autres travailleurs.
Il peint ce qu’il a sous les yeux, dans son atelier : le champ de luzerne qu’il voit à travers la fenêtre, une salade que lui offre son voisin, le jardinier. _ Tu dessines des épluchures de crayon, des coquilles de noix, des bouts d’allumette, des cendres [...] et même les saloperies qui sont tombées de la charpente cette nuit. [...] C’est en pagaille.
Sur mon dessin, ce n’est pas en pagaille. Le désordre, c’est quand une chose n’est pas à sa place. Ici, une chose est à la place qu’elle occupe.
Henri Cuecco consigne par écrit des extraits de leurs échanges (Dialogue avec mon jardinier). Quand, le lendemain, il lui fait lire, le jardinier lui dit : c’est plus beau quand c’est écrit que quand je le dis.
Jeremy Narby, anthropologue et écrivain, reçoit un choc à l’âge de 24 ans en découvrant les indiens de la forêt amazonienne du Pérou. Ce pays possède la plus grande diversité végétale du monde. Quand il leur demande comment ils ont appris tout ce qu’ils savent sur les plantes et leurs pouvoirs de guérison, les indiens lui répondent invariablement : ce sont les plantes elles mêmes qui nous l’ont appris.
Ce choc est fondateur pour Jeremy Narby.
Ce qui n’était qu’un voyage imposé à un jeune anthropologue pour son doctorat devient une seconde naissance.
Il écrit « Le serpent cosmique », et travaille depuis à restituer des terres à ces tribus indiennes, et à confronter le monde de la biochimie moderne avec ce monde primitif, dans l’espoir d’en faire jaillir des étincelles de compréhension de notre monde.
En juin 2013, Jeremy Narby est avec nous au Théâtre de la Criée pour partager une soirée que nous consacrons au clown et à ses chemins de transmission : nous essayons d’indiquer des origines du clown plus anciennes et plus troubles que celles de la piste du cirque. Le travail du clown, c’est cet aller et retour entre l’autre et l’étranger en soi. Il y a un territoire de soi que l’on ne connaît pas. Comment peut se transmettre la façon d’entrer dans l’inconnu ?
Eugène Lion est parti.
Il a été une des rencontres essentielles sur mon chemin de théâtre : il a accompagné toute la recherche au sein de la compagnie.
En juillet, quelques semaines avant que nous partions jouer à Montréal, je reçois un mail de Joe Lechay, sa femme : « Eugène Lion est décédé le 21 avril 2013… Il a consacré sa vie au théâtre et aux arts de la scène, aux États-Unis, en Europe, au Mexique et au Canada, il a été remarqué pour les techniques d’interprétation novatrices qu’il a enseignées à de nombreux artistes de la scène. Eugène étonnait par son esprit rebelle et son intelligence hors du commun… »
Je dis à Joe que je voudrais écrire un livre sur lui, sur sa recherche. « … J’aime beaucoup ton idée d’écrire un livre, je lui ai souvent demandé de le faire, mais il était toujours occupé à autre chose… je dois ranger la chambre dans notre appartement… notre vie créatrice et professionnelle pendant 30 ans, avant que tu viennes… »
À Paris, pendant que nous jouons Les clowns au Théâtre de la Cité Internationale, Bonaventure me fait découvrir « le plus petit café de Paris » : nous n’avons pas eu assez de temps pour nous parler en février, lorsque nous jouions à la Friche dans le cadre de Cirque en Capitales, nos créations venaient à peine de naître.
Bonaventure me dit que pour ce nouveau spectacle du Cirque Trottola, Titoune et lui ont repoussé leurs limites dans les figures de voltige : « j e me suis rendu compte que dans une figure, on passe beaucoup de temps à s’angoisser, au lieu d’accomplir la figure : on y va à l’aveugle, on passe en force, et puis l’angoisse donne de la valeur à ce que l’on fait… Mais si on divise une figure en segments plus petits, si on découpe le temps en fractions de plus en plus petites, on travaille mieux, et on s’angoisse moins. »
Nous marchons sur le trottoir la nuit, je sens que Bona est un être traditionnel. Depuis l’école - le centre national des arts du cirque - il n’est pas d’accord avec cette guerre qu’il trouve stérile et factice, entre le traditionnel et le contemporain.
En Indonésie, dans les cérémonies, les aliments sont hachés en morceaux les plus petits possibles, pour ensuite être recomposés : c’est ce qu’il faut faire avec le temps et l’espace dans la tradition. La respiration est une tradition, la respiration est une création.
Hassan est au Caire. Il se met au travail tous les jours à 5 heures : « travaille comme si tu devais vivre éternellement et vis comme si tu devais mourir demain ». Hassan El Geretly est metteur en scène, fondateur de la troupe El Warsha, l’un des plus importants pionniers du théâtre indépendant en Égypte. J’ai écrit pour lui et Pisso, acteur emblématique du cinéma égyptien alternatif Le Prince séquestré que nous avons joué en français en février à Marseille puis au Caire en avril dans le cadre du Festival D-CAF dirigé par Ahmad El Attar, avec un sous titrage en arabe dialectal égyptien : une rencontre bouleversante et joyeuse avec le public égyptien.
À l’automne 2013, je retourne au Caire pour la création en arabe du spectacle. Dans l’avion je suis assis à côté d’une femme, chercheuse en médecine qui se demande si la Méditerranée est une idée à la mode ou si les peuples de cette zone ont réellement quelque chose en commun.
En descendant de l’avion, Hassan me parle de l’expérience qu’il vient de faire avec six femmes de Gaza en Jordanie : « les voilà mes Troyennes ! Ces femmes cherchent ce qui est vital dans chaque chose, leur combat quotidien est de prolonger la vie. Leur énergie est magnifique, c’est une leçon. On avait l’impression de voir un théâtre en train de naître… »
Nos répétitions du Prince séquestré sont fiévreuses : Shady Atef, le jeune romancier qui a collaboré à la traduction est avec nous puis jouons au Théâtre Falaki.
Ici, ce n’est pas le public qui regarde les acteurs, mais les acteurs qui regardent le public.
Soumette Ahmed – comédien fondateur du Théâtre Djumbé aux Comores – est rentré à Moroni après plusieurs mois passés en France. Il emporte avec lui un container rempli de matériel pour le CCAC Marvuna – Centre de Création Artistique des Comores – qui a vu le jour l’année dernière : « nous ne nous connaissons pas assez les uns les autres, alors nous ne pensons qu’à quitter le pays. L’art nous permet de nous rencontrer, de nous découvrir, de nous inventer un futur ».
Eryk est en isolement depuis un an au centre pénitentiaire, il n’a pas eu le droit d’aller dire au revoir à sa mère mourante, il n’a pas pu assister à la lecture du premier brouillon de texte que j’écris à partir des correspondances que j’ai avec des détenus.
À la fin de la lecture, un jeune homme, qui paraît dix ans de moins que son âge, avec de grands yeux bleu électrique, me dit : « il ne faut pas parler seulement de l’isolement dans votre texte, il faut parler de la promiscuité qui est plus dure encore que l’isolement… Un chien a droit à 5m2 de déambulation, deux chiens à 10m2. Un homme, lui, il a droit à 7,2 m2, et pourtant, nous sommes deux dans des cellules de 9 m2… Brigitte Bardot devrait s’occuper de nous… »
Milan, fille d’émigrés Vietnamiens arrivés à Marseille dans les immeubles de la Fraternité, me dit que lorsqu’elle était enfant, sur les collines des quartiers nord, elle regardait les îles du Frioul au loin en pensant que c’était l’Afrique.
Je veux être un hôtel accueillant pour les pensées qui viennent d’ailleurs, qui voyagent plus vite que la lumière, dans une dimension inconnue.
Je ne sais pas pourquoi elles entrent dans ma tête, et pas dans une autre.
Elles resteront si elles trouvent en moi ce qui leur convient.
Si elles ne sont pas satisfaites, elles partiront et iront dans une autre tête.
Les pensées sont comme une nappe phréatique, elles donnent des nouvelles de tous les hommes, du passé et du présent, comme un livre mouvant qui n’est pas écrit en mots.
En 1987, quand on lui passe commande pour une fresque sur les quais d’Orsay, Henri Cuecco va voir l’endroit où prendra place son oeuvre. Il ramasse des petits cailloux au pied du mur, et les emporte dans son atelier en Corrèze pour les peindre.
A cette époque, il ressent un besoin vital de s’enraciner en Corrèze, dans cette région où il est arrivé avec ses parents, immigrés espagnols : lui et son père allaient dans la rue peindre d’après motif, aux heures ouvrables pour ne pas se démarquer des autres travailleurs.
Il peint ce qu’il a sous les yeux, dans son atelier : le champ de luzerne qu’il voit à travers la fenêtre, une salade que lui offre son voisin, le jardinier. _ Tu dessines des épluchures de crayon, des coquilles de noix, des bouts d’allumette, des cendres [...] et même les saloperies qui sont tombées de la charpente cette nuit. [...] C’est en pagaille.
Sur mon dessin, ce n’est pas en pagaille. Le désordre, c’est quand une chose n’est pas à sa place. Ici, une chose est à la place qu’elle occupe.
Henri Cuecco consigne par écrit des extraits de leurs échanges (Dialogue avec mon jardinier). Quand, le lendemain, il lui fait lire, le jardinier lui dit : c’est plus beau quand c’est écrit que quand je le dis.
Jeremy Narby, anthropologue et écrivain, reçoit un choc à l’âge de 24 ans en découvrant les indiens de la forêt amazonienne du Pérou. Ce pays possède la plus grande diversité végétale du monde. Quand il leur demande comment ils ont appris tout ce qu’ils savent sur les plantes et leurs pouvoirs de guérison, les indiens lui répondent invariablement : ce sont les plantes elles mêmes qui nous l’ont appris.
Ce choc est fondateur pour Jeremy Narby.
Ce qui n’était qu’un voyage imposé à un jeune anthropologue pour son doctorat devient une seconde naissance.
Il écrit « Le serpent cosmique », et travaille depuis à restituer des terres à ces tribus indiennes, et à confronter le monde de la biochimie moderne avec ce monde primitif, dans l’espoir d’en faire jaillir des étincelles de compréhension de notre monde.
En juin 2013, Jeremy Narby est avec nous au Théâtre de la Criée pour partager une soirée que nous consacrons au clown et à ses chemins de transmission : nous essayons d’indiquer des origines du clown plus anciennes et plus troubles que celles de la piste du cirque. Le travail du clown, c’est cet aller et retour entre l’autre et l’étranger en soi. Il y a un territoire de soi que l’on ne connaît pas. Comment peut se transmettre la façon d’entrer dans l’inconnu ?
Eugène Lion est parti.
Il a été une des rencontres essentielles sur mon chemin de théâtre : il a accompagné toute la recherche au sein de la compagnie.
En juillet, quelques semaines avant que nous partions jouer à Montréal, je reçois un mail de Joe Lechay, sa femme : « Eugène Lion est décédé le 21 avril 2013… Il a consacré sa vie au théâtre et aux arts de la scène, aux États-Unis, en Europe, au Mexique et au Canada, il a été remarqué pour les techniques d’interprétation novatrices qu’il a enseignées à de nombreux artistes de la scène. Eugène étonnait par son esprit rebelle et son intelligence hors du commun… »
Je dis à Joe que je voudrais écrire un livre sur lui, sur sa recherche. « … J’aime beaucoup ton idée d’écrire un livre, je lui ai souvent demandé de le faire, mais il était toujours occupé à autre chose… je dois ranger la chambre dans notre appartement… notre vie créatrice et professionnelle pendant 30 ans, avant que tu viennes… »
À Paris, pendant que nous jouons Les clowns au Théâtre de la Cité Internationale, Bonaventure me fait découvrir « le plus petit café de Paris » : nous n’avons pas eu assez de temps pour nous parler en février, lorsque nous jouions à la Friche dans le cadre de Cirque en Capitales, nos créations venaient à peine de naître.
Bonaventure me dit que pour ce nouveau spectacle du Cirque Trottola, Titoune et lui ont repoussé leurs limites dans les figures de voltige : « j e me suis rendu compte que dans une figure, on passe beaucoup de temps à s’angoisser, au lieu d’accomplir la figure : on y va à l’aveugle, on passe en force, et puis l’angoisse donne de la valeur à ce que l’on fait… Mais si on divise une figure en segments plus petits, si on découpe le temps en fractions de plus en plus petites, on travaille mieux, et on s’angoisse moins. »
Nous marchons sur le trottoir la nuit, je sens que Bona est un être traditionnel. Depuis l’école - le centre national des arts du cirque - il n’est pas d’accord avec cette guerre qu’il trouve stérile et factice, entre le traditionnel et le contemporain.
En Indonésie, dans les cérémonies, les aliments sont hachés en morceaux les plus petits possibles, pour ensuite être recomposés : c’est ce qu’il faut faire avec le temps et l’espace dans la tradition. La respiration est une tradition, la respiration est une création.
Hassan est au Caire. Il se met au travail tous les jours à 5 heures : « travaille comme si tu devais vivre éternellement et vis comme si tu devais mourir demain ». Hassan El Geretly est metteur en scène, fondateur de la troupe El Warsha, l’un des plus importants pionniers du théâtre indépendant en Égypte. J’ai écrit pour lui et Pisso, acteur emblématique du cinéma égyptien alternatif Le Prince séquestré que nous avons joué en français en février à Marseille puis au Caire en avril dans le cadre du Festival D-CAF dirigé par Ahmad El Attar, avec un sous titrage en arabe dialectal égyptien : une rencontre bouleversante et joyeuse avec le public égyptien.
À l’automne 2013, je retourne au Caire pour la création en arabe du spectacle. Dans l’avion je suis assis à côté d’une femme, chercheuse en médecine qui se demande si la Méditerranée est une idée à la mode ou si les peuples de cette zone ont réellement quelque chose en commun.
En descendant de l’avion, Hassan me parle de l’expérience qu’il vient de faire avec six femmes de Gaza en Jordanie : « les voilà mes Troyennes ! Ces femmes cherchent ce qui est vital dans chaque chose, leur combat quotidien est de prolonger la vie. Leur énergie est magnifique, c’est une leçon. On avait l’impression de voir un théâtre en train de naître… »
Nos répétitions du Prince séquestré sont fiévreuses : Shady Atef, le jeune romancier qui a collaboré à la traduction est avec nous puis jouons au Théâtre Falaki.
Ici, ce n’est pas le public qui regarde les acteurs, mais les acteurs qui regardent le public.
Soumette Ahmed – comédien fondateur du Théâtre Djumbé aux Comores – est rentré à Moroni après plusieurs mois passés en France. Il emporte avec lui un container rempli de matériel pour le CCAC Marvuna – Centre de Création Artistique des Comores – qui a vu le jour l’année dernière : « nous ne nous connaissons pas assez les uns les autres, alors nous ne pensons qu’à quitter le pays. L’art nous permet de nous rencontrer, de nous découvrir, de nous inventer un futur ».
Eryk est en isolement depuis un an au centre pénitentiaire, il n’a pas eu le droit d’aller dire au revoir à sa mère mourante, il n’a pas pu assister à la lecture du premier brouillon de texte que j’écris à partir des correspondances que j’ai avec des détenus.
À la fin de la lecture, un jeune homme, qui paraît dix ans de moins que son âge, avec de grands yeux bleu électrique, me dit : « il ne faut pas parler seulement de l’isolement dans votre texte, il faut parler de la promiscuité qui est plus dure encore que l’isolement… Un chien a droit à 5m2 de déambulation, deux chiens à 10m2. Un homme, lui, il a droit à 7,2 m2, et pourtant, nous sommes deux dans des cellules de 9 m2… Brigitte Bardot devrait s’occuper de nous… »
Milan, fille d’émigrés Vietnamiens arrivés à Marseille dans les immeubles de la Fraternité, me dit que lorsqu’elle était enfant, sur les collines des quartiers nord, elle regardait les îles du Frioul au loin en pensant que c’était l’Afrique.
Je veux être un hôtel accueillant pour les pensées qui viennent d’ailleurs, qui voyagent plus vite que la lumière, dans une dimension inconnue.
Je ne sais pas pourquoi elles entrent dans ma tête, et pas dans une autre.
Elles resteront si elles trouvent en moi ce qui leur convient.
Si elles ne sont pas satisfaites, elles partiront et iront dans une autre tête.
Les pensées sont comme une nappe phréatique, elles donnent des nouvelles de tous les hommes, du passé et du présent, comme un livre mouvant qui n’est pas écrit en mots.