Qu’est-ce-que la permanence ?
[François Cervantes, septembre 2012]
Quand je suis retourné au Caire cet hiver, une scène, très courte, m’a marqué
Je venais d’arriver
Hassan El Geretly m’attendait à l’aéroport pour aller à Menia, où sa troupe, El Warsha, devait jouer le soir sur une des scènes ouvertes depuis la révolution
Nous roulions vite sur la quatre voies qui relie les deux villes
La lumière déclinait et il y avait beaucoup de circulation
Soudain, la voiture qui roulait devant nous a fait un écart, pour éviter un vieil homme monté sur un âne qui traversait !
L’animal venait de faire une embardée et son cavalier criait, la main en l’air
Je me suis retourné pour les voir à travers la lunette arrière, mais ils avaient déjà disparu dans le flot des automobiles
Cette petite image ancienne et paisible, comme détourée aux ciseaux de son fond de désert ou de village en terre, et jetée dans la circulation, je la revoie sans cesse dans ma mémoire
Le passé a bien du mal à se faire une place dans le présent, beaucoup de gens désirent faire table rase, et ils n’y vont pas de main morte
Ils détestent les vieilles choses, ils ont envie d’avenir, et vite !
Le soir, El Warsha jouait sur un terre plein entouré de boulevards bondés
Le même soir, une manifestation identique au Caire se finissait par des coups de couteaux dans la foule
Le lendemain, au centre du Caire, au cœur de l’agitation, un homme arrosait son pas de porte, et suspendait son geste pour laisser du temps à un moineau qui était venu boire entre les pavés
Qu’est ce que la permanence ?
Des fois, on prononce un mot qui est devant nous, on a envie de le suivre, avec l’intuition qu’il ouvrira de nouvelles perspectives
En 2004, quand nous sommes entrés à la Friche la Belle de Mai, c’était avec la sensation qu’il nous fallait nous enraciner plus profondément sur une terre, relier plus fortement notre art et nos vies, la compagnie et la société civile
La Friche la Belle de Mai offrait temps et espace sans compter, comme une page blanche, une invitation et un appel
C’était l’envie de faire un pas de côté, de sortir des sentiers battus pour prendre une route singulière, de faire un grand projet qui modifierait nos rythmes et nos modes de création, effacerait progressivement les frontières entre création, transmission, diffusion et production, qui permettrait de construire des relations plus riches avec des théâtres complices
C’était l’envie de créer une troupe d’artistes vivant et travaillant à Marseille, un répertoire - aujourd’hui huit artistes portent un répertoire de quinze spectacles - de longues séries de représentations, pour avoir un lien direct avec le public, connaître le potentiel du bouche à oreille, savoir si des gens, pour qui nous créons les spectacles mais qui ne sont jamais entrés dans une salle de théâtre, peuvent en passer la porte - et il y en a eu des centaines depuis huit ans - et avoir des échanges qui portent vers d’autres spectacles
La permanence, c’était aussi l’envie de travailler différemment, plus près de l’écriture : partager sa recherche et son artisanat, apprendre son métier avec les autres, vivre plus intensément sa recherche et son art…
Et c’était aussi l’envie de durer…
Durer et brûler, ça peut paraître contradictoire
Comment concilier l’extraordinaire et le régulier ?
Quand je suis retourné en Espagne il y a deux ans, mon cousin de 50 ans, devant la ferme de son enfance qui n’était plus qu’un tas de pierres, et désignant les champs à perte de vue, me disait qu’il avait encore envie d’y dormir certaines nuits : « je trouve ça si beau »
La magie des Noëls vient aussi du fait qu’ils reviennent
En Indonésie, le théâtre d’ombre a été inventé pour piéger le temps
Kala, le temps, est le grand frère de Shiva. À sa naissance, il est jaloux de sa beauté, et il veut le tuer. Pour protéger Shiva, ses parents l’envoient sur terre, et depuis Kala Le temps est descendu sur terre pour le chercher, et il dévore tout sur son passage
Le théâtre d’ombres a été créé pour l’hypnotiser, arrêter sa course, le courber pour le rendre circulaire
La permanence, c’était ça aussi : échapper au déroulement linéaire du temps
Il n’y a pas de progrès en art, les dessins des cavernes sont les frères des dessins d’aujourd’hui, ils ont entre eux des relations fraternelles, intemporelles
En nous, les œuvres de toutes les époques se côtoient et dialoguent
Pendant l’année, les comédiens jouent un jour un spectacle qui vient de naître, et le lendemain un autre créé il y a plus de vingt ans
Il y a des gens qui reviennent voir des spectacles avec leurs enfants, qu’ils n’avaient pas quand ils les ont découverts
Quand un enfant arrive à faire pour la première fois un salto arrière, est ce que c’est une figure ancienne ou nouvelle ?
Quand une personne est bouleversée pour la première fois par un texte de Tchekhov, est ce que c’est un texte ancien ou nouveau ?
La permanence, c’était aussi reconnaître que l’art est une relation, que c’est en nous que se font les œuvres, que le théâtre se fait à l’intérieur de chaque spectateur
Le spectateur n’a pas « accès » à une œuvre, c’est lui qui la fait _Une culture qui se fait sans lui n’en est pas une : juste un tas de choses mortes qui attendent d’’être animées
La culture prend vie quand elle repasse par un être humain, comme le salto arrière quand il repasse par le corps d’un enfant
L’art est une sur incarnation, pas une échappatoire
Nous avons besoin de l’art comme une relation
La parole n’est pas une marchandise, on ne la perd pas quand on la donne
La permanence, c’était l’envie de rester en contact avec le public, parce qu’il fait partie du processus artistique, l’envie de vivre la création avec lui, la partager, réinventer le service public à partir du public
C’était déchiffrer le silence de la salle, cette pensée qui naît dans l’instant et qui circule
Nos êtres intérieurs, nos essences, n’ont ni père ni mère, ils viennent des histoires, des mythes, des textes, du ciel
Ils se mettent au monde les uns les autres, ils font connaissance comme les différents mots d’un livre, les uns à côté des autres
Nos être intérieurs, en faisant connaissance, se sentent appartenir à un ensemble, qui n’est pas une caste, un parti ou une famille… un ensemble organique, qui nous débarrasse de nous-même et nous rend à nous-même, qui nous met en contact avec la nature de la pensée qui circule entre nous
La permanence, c’est la volonté d’affirmer la nature permanente de l’art dans l’impermanence de la vie
Le théâtre cherche à concilier l’éphémère et l’éternel
L’éternité n’est pas durable
Nos désirs profonds ne s’épuisent jamais, il ne faut pas craindre de tuer nos rêves en les réalisant car ils donneront naissance à d’autres rêves
Les émotions intenses d’un instant ne disparaissent jamais
Nous nous agitons, nous cherchons autre chose, nous croyons qu’elles ont disparu, mais elles restent là
Nous avons mis quinze ans pour créer Une île, en passant par une recherche sur le théâtre de masques, des voyages et d’autres créations
Nous avons mis quinze ans pour créer La trilogie de Franck, longue conversation entre l’école et le théâtre
Et certains spectacles, nous les avons réalisés en une semaine
Le temps a changé de nature et le chemin est devenu plus léger
Pourquoi ce texte au passé : c’est fini la permanence ?
Non, pas du tout !
Nous ne reviendrons pas en arrière. Tout ce que nous avons découvert avec la permanence, tout ce qui a changé dans nos façons de travailler, est irréversible.
Mais, après huit années de fêtes avec le public, les bouleversements des structures et des bâtiments à la Friche la Belle de Mai ne permettent pas de savoir quelle place sera faite à notre histoire
Cette aventure a besoin d’être accompagnée et comprise dans sa dimension politique. Elle a besoin d’attention, d’un cadre qui ne soit pas trop étroit, d’une vision à long terme qui ne sacrifie pas un travail de fond pour l’événementiel
C’est le moment de se souvenir des raisons pour lesquelles nous avons commencé cette aventure, les garder bien serrées dans la mémoire pour être prêts à accueillir l’avenir
Quand je suis retourné au Caire cet hiver, une scène, très courte, m’a marqué
Je venais d’arriver
Hassan El Geretly m’attendait à l’aéroport pour aller à Menia, où sa troupe, El Warsha, devait jouer le soir sur une des scènes ouvertes depuis la révolution
Nous roulions vite sur la quatre voies qui relie les deux villes
La lumière déclinait et il y avait beaucoup de circulation
Soudain, la voiture qui roulait devant nous a fait un écart, pour éviter un vieil homme monté sur un âne qui traversait !
L’animal venait de faire une embardée et son cavalier criait, la main en l’air
Je me suis retourné pour les voir à travers la lunette arrière, mais ils avaient déjà disparu dans le flot des automobiles
Cette petite image ancienne et paisible, comme détourée aux ciseaux de son fond de désert ou de village en terre, et jetée dans la circulation, je la revoie sans cesse dans ma mémoire
Le passé a bien du mal à se faire une place dans le présent, beaucoup de gens désirent faire table rase, et ils n’y vont pas de main morte
Ils détestent les vieilles choses, ils ont envie d’avenir, et vite !
Le soir, El Warsha jouait sur un terre plein entouré de boulevards bondés
Le même soir, une manifestation identique au Caire se finissait par des coups de couteaux dans la foule
Le lendemain, au centre du Caire, au cœur de l’agitation, un homme arrosait son pas de porte, et suspendait son geste pour laisser du temps à un moineau qui était venu boire entre les pavés
Qu’est ce que la permanence ?
Des fois, on prononce un mot qui est devant nous, on a envie de le suivre, avec l’intuition qu’il ouvrira de nouvelles perspectives
En 2004, quand nous sommes entrés à la Friche la Belle de Mai, c’était avec la sensation qu’il nous fallait nous enraciner plus profondément sur une terre, relier plus fortement notre art et nos vies, la compagnie et la société civile
La Friche la Belle de Mai offrait temps et espace sans compter, comme une page blanche, une invitation et un appel
C’était l’envie de faire un pas de côté, de sortir des sentiers battus pour prendre une route singulière, de faire un grand projet qui modifierait nos rythmes et nos modes de création, effacerait progressivement les frontières entre création, transmission, diffusion et production, qui permettrait de construire des relations plus riches avec des théâtres complices
C’était l’envie de créer une troupe d’artistes vivant et travaillant à Marseille, un répertoire - aujourd’hui huit artistes portent un répertoire de quinze spectacles - de longues séries de représentations, pour avoir un lien direct avec le public, connaître le potentiel du bouche à oreille, savoir si des gens, pour qui nous créons les spectacles mais qui ne sont jamais entrés dans une salle de théâtre, peuvent en passer la porte - et il y en a eu des centaines depuis huit ans - et avoir des échanges qui portent vers d’autres spectacles
La permanence, c’était aussi l’envie de travailler différemment, plus près de l’écriture : partager sa recherche et son artisanat, apprendre son métier avec les autres, vivre plus intensément sa recherche et son art…
Et c’était aussi l’envie de durer…
Durer et brûler, ça peut paraître contradictoire
Comment concilier l’extraordinaire et le régulier ?
Quand je suis retourné en Espagne il y a deux ans, mon cousin de 50 ans, devant la ferme de son enfance qui n’était plus qu’un tas de pierres, et désignant les champs à perte de vue, me disait qu’il avait encore envie d’y dormir certaines nuits : « je trouve ça si beau »
La magie des Noëls vient aussi du fait qu’ils reviennent
En Indonésie, le théâtre d’ombre a été inventé pour piéger le temps
Kala, le temps, est le grand frère de Shiva. À sa naissance, il est jaloux de sa beauté, et il veut le tuer. Pour protéger Shiva, ses parents l’envoient sur terre, et depuis Kala Le temps est descendu sur terre pour le chercher, et il dévore tout sur son passage
Le théâtre d’ombres a été créé pour l’hypnotiser, arrêter sa course, le courber pour le rendre circulaire
La permanence, c’était ça aussi : échapper au déroulement linéaire du temps
Il n’y a pas de progrès en art, les dessins des cavernes sont les frères des dessins d’aujourd’hui, ils ont entre eux des relations fraternelles, intemporelles
En nous, les œuvres de toutes les époques se côtoient et dialoguent
Pendant l’année, les comédiens jouent un jour un spectacle qui vient de naître, et le lendemain un autre créé il y a plus de vingt ans
Il y a des gens qui reviennent voir des spectacles avec leurs enfants, qu’ils n’avaient pas quand ils les ont découverts
Quand un enfant arrive à faire pour la première fois un salto arrière, est ce que c’est une figure ancienne ou nouvelle ?
Quand une personne est bouleversée pour la première fois par un texte de Tchekhov, est ce que c’est un texte ancien ou nouveau ?
La permanence, c’était aussi reconnaître que l’art est une relation, que c’est en nous que se font les œuvres, que le théâtre se fait à l’intérieur de chaque spectateur
Le spectateur n’a pas « accès » à une œuvre, c’est lui qui la fait _Une culture qui se fait sans lui n’en est pas une : juste un tas de choses mortes qui attendent d’’être animées
La culture prend vie quand elle repasse par un être humain, comme le salto arrière quand il repasse par le corps d’un enfant
L’art est une sur incarnation, pas une échappatoire
Nous avons besoin de l’art comme une relation
La parole n’est pas une marchandise, on ne la perd pas quand on la donne
La permanence, c’était l’envie de rester en contact avec le public, parce qu’il fait partie du processus artistique, l’envie de vivre la création avec lui, la partager, réinventer le service public à partir du public
C’était déchiffrer le silence de la salle, cette pensée qui naît dans l’instant et qui circule
Nos êtres intérieurs, nos essences, n’ont ni père ni mère, ils viennent des histoires, des mythes, des textes, du ciel
Ils se mettent au monde les uns les autres, ils font connaissance comme les différents mots d’un livre, les uns à côté des autres
Nos être intérieurs, en faisant connaissance, se sentent appartenir à un ensemble, qui n’est pas une caste, un parti ou une famille… un ensemble organique, qui nous débarrasse de nous-même et nous rend à nous-même, qui nous met en contact avec la nature de la pensée qui circule entre nous
La permanence, c’est la volonté d’affirmer la nature permanente de l’art dans l’impermanence de la vie
Le théâtre cherche à concilier l’éphémère et l’éternel
L’éternité n’est pas durable
Nos désirs profonds ne s’épuisent jamais, il ne faut pas craindre de tuer nos rêves en les réalisant car ils donneront naissance à d’autres rêves
Les émotions intenses d’un instant ne disparaissent jamais
Nous nous agitons, nous cherchons autre chose, nous croyons qu’elles ont disparu, mais elles restent là
Nous avons mis quinze ans pour créer Une île, en passant par une recherche sur le théâtre de masques, des voyages et d’autres créations
Nous avons mis quinze ans pour créer La trilogie de Franck, longue conversation entre l’école et le théâtre
Et certains spectacles, nous les avons réalisés en une semaine
Le temps a changé de nature et le chemin est devenu plus léger
Pourquoi ce texte au passé : c’est fini la permanence ?
Non, pas du tout !
Nous ne reviendrons pas en arrière. Tout ce que nous avons découvert avec la permanence, tout ce qui a changé dans nos façons de travailler, est irréversible.
Mais, après huit années de fêtes avec le public, les bouleversements des structures et des bâtiments à la Friche la Belle de Mai ne permettent pas de savoir quelle place sera faite à notre histoire
Cette aventure a besoin d’être accompagnée et comprise dans sa dimension politique. Elle a besoin d’attention, d’un cadre qui ne soit pas trop étroit, d’une vision à long terme qui ne sacrifie pas un travail de fond pour l’événementiel
C’est le moment de se souvenir des raisons pour lesquelles nous avons commencé cette aventure, les garder bien serrées dans la mémoire pour être prêts à accueillir l’avenir